Jacques Giraldeau

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Le mouvement même des choses

Je venais de quitter Montréal et me dirigeais vers Ottawa. C’était le dimanche 14 mai 1950. Je me souvenais de ma première et seule visite rue John, à cette ancienne écurie de briques rouges, face à l’ambassade de France où, dès l’entrée, une forte odeur de formol et de produits pharmaceutiques vous prenait à la gorge… Un centre de recherche pharmaceutique partageait le vieil immeuble avec un autre organisme du gouvernement, l’Office national du film, fondé onze ans plus tôt par un Anglais, John Grierson. A peine la porte franchie un grand tableau présentait une série de photos montrant des moviolas [1] incendiées, pour rappeler qu’il ne fallait pas fumer dans les salles de montage car la pellicule de ce temps, à base de nitrate, était hautement inflammable…

Je ne savais pas encore que j’y passerais trois ans. C’était sûrement la meilleure école de cinéma au Canada : assistant-réalisateur, stage au montage, au montage sonore, au mixage etc. etc. Je ne savais pas non plus que j’aurais la chance de réaliser trois courts métrages, écrire un scénario sur le caricaturiste La Palme et rédiger un commentaire de film sur les Moines de St-Benoît. Dans les corridors (depuis toujours patrimoine distinctif de l’ONF) je croisais des cinéastes qui deviendraient célèbres. C’est donc dans un corridor que me fut présenté Guy L. Coté rentré de Londres où il étudiait la chimie. Tous les jours je croisais Normand McLaren qui arrivait de Chine après un séjour d’un an. Pendant une saison, je suivis des cours de calligraphie chinoise avec Normand et quelques personnes.

À l’ONF il était d’usage, une fois par mois, d’organiser des projections de films exceptionnels, suivies de discussions. Ce jour-là on présentait ‘‘Triomphe de la volonté’’ (Power of the Will) de Leni Riefenstahl, Allemagne 1935, film interdit de projection et qui constituait un butin de guerre dont l’ONF était dépositaire. Au bout d’une trentaine de minutes d’échanges, il ne restait dans la salle que Guy L. Coté et moi. C’est là que j’appris que Guy avait été un des animateurs de la « film society » de son université et qu’il y avait même réalisé un film : Sestrières. De mon coté, j’avais fondé à l’université de Montréal, avec un camarade, le premier ciné-club au Québec. Il était clair que la culture cinématographique était importante pour nous.

Je quittai l’ONF et revins à Montréal où, dans une petite maison de production de mon cru, Studio 7, j’espérais trouver une plus grande liberté. Capter le réel, saisir les gestes et les comportements de « l’homme de la rue »  au naturel, avec une caméra légère. Une autre façon de faire du cinéma, d’expérimenter, qu’on appellerait plus tard « cinéma direct ». S’en suivit en 1953-1954, Petites Médisances, trente-neuf films de quinze minutes tournés dans cet esprit.

Je fis plusieurs séries de films pour la jeunesse, et du journalisme de l’image pour le service des nouvelles de Radio-Canada. Je tournai également deux films : Les bateaux de neige et Viendras le jour.

Au début des années 60, je réalisai à titre de pigiste deux films pour l’ONF. Je fis alors un retour aux studios de Côte-de-Liesse. Il faut dire (entre nous) que les corridors étaient plus nombreux, plus longs et plus larges à Montréal qu’à Ottawa. A la fin de l’été 62, c’est là que je croisai Guy L. Coté. Il voulait réunir un petit groupe de personnes intéressées par le cinéma et la culture cinématographique. Il m’invitait à faire partie de ce groupe. Nancy, la femme de Guy, doit se souvenir de l’hiver 62-63 où des réunions régulières se tenaient autour de la table familiale, rue Vanier, à St-Laurent, de même, à l’occasion, chez l’un ou l’autre des membres. Le groupe qui se nommerait bientôt Connaissance du cinéma, avait déjà soumis au Procureur général du Québec un mémoire sur la censure qui sévissait ici depuis toujours.

Un projet se faufilait, celui de projeter à Montréal les 120 meilleurs films de tous les temps. Il fallait d’abord dresser une liste de ces films. Ce n’était pas mince affaire : consulter des cinémathèques dans le monde, des historiens du cinéma, Les cahiers du cinéma. Les membres de Connaissance du cinéma établirent leur liste. Un carrousel étourdissant de titres de films, de noms de cinéastes : Potemkine, La passion de Jeanne d’Arc, la Grande illusion, Intolérance, Le cabinet du Dr Caligari, Birth of a Nation, Rashomon, L’Ange bleu,

Brief Encounter, Les enfants du paradis, l’Atalante, Rome, Ville ouverte, etc., etc.; Dreyer, Renoir, Clair, Von Steinberg, Ford, Eisenstein, Vigo, Bunuel, Gance, Keaton, Flaherty, Ray, Lang, etc..

Il y avait également l’aspect financier, l’organisation des projections, trouver une salle, etc. « Le York coûterait 450 $ le lundi soir, 150 $ le mercredi soir à 11h 30, l’Horpheum est disponible à 125 $, 150 $ le lundi soir, l’équipement est vieux (1936). Les salles hors la rue Ste-Catherine seraient disponibles. Pour le Gésu tout est loué pour 1963-64, pas de réponse pour l’Élysée » etc., etc. Une autre difficulté c’était les copies de films. Les cinémathèques du monde détenaient des copies, dont la cinémathèque française ; mais Langlois, son directeur, s’était retiré de la Fédération internationale des Archives de film (F.I.A.F.). Nous naviguions sur une mer agitée, mais Guy tenait la barre solidement. J’ai toujours pensé que Guy, s’il n’avait pas été entièrement pris par le cinéma, aurait pu faire carrière dans le monde diplomatique.

Le projet des 120 meilleurs films ne se réalisera pas, mais une rétrospective des films de Jean Renoir sera élaborée. Suite à cette année intense, nous avons écrit quelque part : « Nous somme d’avis que le temps est propice pour jeter les bases d’un organisme qui pourrait assurer toutes les fonctions d’une cinémathèque nationale. » C’est ainsi que fut fondé la cinémathèque un soir du mois d’octobre 1963.

Salut Guy !

Jacques Giraldeau
Cinéaste

[1] Appareils de montage

 

 

 

 

 

 

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Le 14 janvier 2014
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